L’Afrique connait depuis plusieurs décennies à travers ses pays, un regain d’activités menées notamment par différents creusets éparpillés sur le continent et même en Occident, mais tous mus par une philosophie qui ne cesse d’étendre ses racines dans le cœur des africains: le panafricanisme. Si les uns définissent le concept comme l’unité des diverses formes d’africanité avec pour objectif d’obtenir collectivement la souveraineté des peuples d’Afrique, nombreux sont ceux-là qui continuent cependant de s’interroger sur l’impact réel de la philosophie panafricaniste dans le développement économique des pays d’Afrique. Quels sont les objectifs que les porteurs de cette philosophie visent ? Quels sont les indicateurs tangibles de la pertinence du panafricanisme dans le développement des pays africains ? Quelle est la panacée du panafricanisme sur les tensions politiques dans lesquelles, des milliers d’africains continuent de mourir sur le continent ?
Dr Amzat Boukari-Yabara, historien, président de la Ligue Panafricaine – UMOJA, membre de la coordination de la Dynamique Unitaire Panafricaine, auteur de Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme et co-auteur de L’empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique s’est prêté aux questions de Africaho pour partager sa perception à propos de ces différentes interrogations.
Ressortissant béninois et vivant en France où il vit depuis des années, Amzat Boukari-Yabara est un historien spécialiste du continent africain. Il s’est inscrit depuis plusieurs années dans le mouvement historique et politique du panafricanisme. Professeur reconnu dans plusieurs universités africaines, point n’est besoin d’évoquer la perspicacité qu’il développe dans ses idées. Africaho vous plonge dans l’intelligence de cette interview.
Africaho: Dr Amzat Boukari-Yabara, les pays africains ont surtout été marqués ces dix dernières années par un regain d’activités conduites par de nombreux leaders panafricains. C’est quoi l’historique du panafricanisme ? Le mouvement est né comment ?
Amzat Boukari-Yabara: Le panafricanisme est né parmi les Africains déportés et réduits en esclavage dans les Amériques. Son lieu de naissance politique est la révolution de Saint-Domingue et l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804, qui marque l’avènement d’un Etat moderne et contemporain dirigé par des Africains. Depuis Haïti, un mouvement de solidarité pan-nègre se développe contre l’esclavage et le racisme. A la fin du 19ème siècle, avec les abolitions de l’esclavage, les Noirs vivants dans les Amériques constatent que leur situation et leur véritable libération est liée au destin de l’Afrique qui, au même moment, tombe sous la colonisation européenne, colonisation que le militant panafricaniste du Dahomey Kodjo Tovalou Houenou appelle un « esclavage à domicile ».
C’est depuis l’Ethiopie de Ménélik II que la résistance anticoloniale survient et des intellectuels haïtiens comme Bénito Sylvain et Anténor Firmin, trinidadien comme Henry Sylvester-Williams et George Padmore, jamaïcain comme Marcus Garvey ou noir américain comme WEB DuBois, vont organiser des conférences, des congrès et des conventions dans la première moitié du 20ème siècle. Leur objectif est de dénoncer le racisme et le colonialisme, ainsi que le capitalisme occidental, en prenant notamment pour cas d’école l’Afrique du Sud et le Congo Belge. En parallèle à ces congrès, toute une société civile panafricaniste se constitue avec des intellectuels, des artistes, des syndicalistes, des journalistes, des étudiants, des anciens combattants, des femmes et hommes d’affaires, des chefs religieux et traditionnels.
Après le congrès panafricain tenu en 1945 à Manchester, le panafricanisme devient l’idéologie des mouvements de libération et de l’anticolonialisme qui inclut notamment l’Afrique du Nord.
Kwame Nkrumah devient le champion du panafricanisme après avoir mené le Ghana à l’indépendance en mars 1957. Citoyenneté et nationalité commune, diplomatie et armée commune, banque centrale et monnaie commune, Nkrumah appelle les pays qui sont sur le point d’accéder à leur indépendance à y renoncer ensuite pour fusionner dans des Etats-Unis d’Afrique en mesure de résister aux grands ensembles qui se constituent. La vision de Nkrumah est néanmoins rejetée lors de la conférence d’Addis-Abeba le 25 mai 1963. Ce jour-là, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) est créée sur le maintien de la non-ingérence dans les affaires internes et de l’intangibilité des frontières héritées de la décolonisation.
Si l’OUA accompagne les mouvements de libération, le panafricanisme est néanmoins confronté aux régimes autoritaires, néocoloniaux ou ultranationalistes qui refusent de surmonter leurs conflits afin de réaliser l’unité africaine. Les sommets de l’OUA, qualifiée de syndicat des chefs d’Etat, sont régulièrement tendus. On se souvient par exemple des déclarations de Mathieu Kérékou lors du sommet de Khartoum en juillet 1978 concernant le boycott du précédent sommet de Libreville en raison de l’implication du Gabon d’Omar Bongo dans l’agression du 16 janvier 1977. Dans les années 1990, avec l’indépendance de la Namibie et la chute du régime d’apartheid, on considère que l’OUA a atteint ses objectifs de libération du continent du colonialisme et du racisme. Après des débats entre plusieurs projets, Mouammar Kadhafi organise un sommet extraordinaire à Syrte en 1999 et pousse la création en 2002 de l’Union Africaine.
Aujourd’hui, il faut dissocier le panafricanisme institutionnel de l’Union Africaine et le panafricanisme populaire qui est incarné par les artistes, les militants, les intellectuels, les jeunes, les femmes, les entrepreneurs conscients, ou de manière plus vague, les peuples africains et les diasporas dans lesquelles se trouve ce regain d’intérêt, visible notamment dans les réseaux sociaux.
Africaho: Quelle est la philosophie de la panafricanité ?
Amzat Boukari-Yabara: Tous les termes qui ont voulu contourner le panafricanisme n’ont pas forcément eu beaucoup de succès car il s’agit parfois de redire en moins bien – ou avec des termes déjà connotés – ce que le panafricanisme dit déjà très bien depuis fort longtemps : l’unité dans la diversité, l’union qui fait la force, et le besoin de trouver des solutions africaines aux problèmes africains. Il me semble que l’africanité est déjà en soi une philosophie qui vient du poète de la négritude et président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, grand défenseur de l’universalisme et de la langue française, adversaire acharné du panafricanisme. Pour Senghor, l’africanité était la synthèse de la négritude et de l’arabité, donc de deux identités qui se retrouvent sur le continent africain, et qui allait ensuite interagir en cercles concentriques pour fonder l’Eurafrique. Ce qui doit plutôt nous intéresser, c’est la partie de la négritude qui, née en Haïti, a donné le nationalisme noir américain de Martin Delany ou Malcolm X, le courant de la personnalité africaine porté par Edward Blyden au niveau du Libéria, la conscience noire incarnée en Afrique du Sud par Robert Sobukwe puis Steve Biko, ou encore le courant de l’afrocentricité porté par Molefi Asante.
Africaho: Quels sont les objectifs que les leaders panafricains visent à court, moyen et long terme et quelle est la plus-value qui revient au continent ?
Les objectifs du panafricanisme sont tout d’abord la mise en place de stratégies collectives dans le cadre de la libération de l’Afrique des différentes formes de domination, économique, militaire et culturelle, qui empêchent les peuples de jouir de leurs ressources et de vivre en paix.
Amzat Boukari-Yabara: L’organisation est le travail à court terme qui doit permettre de viser des objectifs à moyen ou long terme. Dans ce délai, il s’agit de travailler à la construction d’un Etat fédéral menant une politique sécuritaire, diplomatique, industrielle, économique et culturelle assez proche de ce que Cheikh Anta Diop préconise dans son livre sur Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire ou de ce que Kwame Nkrumah dit encore plus clairement dans L’Afrique doit s’unir.
Il s’agit de redessiner la carte géopolitique et géostratégique de l’Afrique non plus en faveur des intérêts étrangers mais pour une meilleure intégration des peuples africains. L’objectif des Etats-Unis d’Afrique, dont parlait Kwame Nkrumah, est atteint dans le cadre d’un gouvernement continental qui prendrait en charge les domaines pour lesquels les Etats fédérés correspondant à nos Etats actuels sont incapable de se saisir. La plus-value de cette organisation est de rationnaliser les moyens, de mutualiser les forces, de mettre en commun les difficultés et de trouver des solutions africaines aux problèmes africains, et donc de rendre l’Afrique souveraine.
Africaho: Le mouvement prend une ascension avec plusieurs leaders qui s’investissent bougrement dans l’enracinement de cette philosophie sur le continent africain. Quelles sont les activités qui sont menées aujourd’hui à l’endroit de la jeunesse ?
Amzat Boukari-Yabara: Le panafricanisme est présent dans des activités de sensibilisation, de mobilisation et de formation de la jeunesse. Nos aînés ont déjà fait une grande partie du travail et nous devons nous réapproprier leur expérience, leur expertise et leur connaissance pour continuer le chemin dans leurs pas et éviter les sorties de route qui sont tentantes. Le panafricanisme dispose d’une impressionnante histoire qui est encore trop méconnue par la jeunesse. Le panafricanisme est aussi présent dans des actions de terrain, comme le cas des manifestations ou des marches qui ont relié Dakar à Bamako ou Conakry à Bamako pour protester contre les sanctions imposées par la CEDEAO au Mali. Les circulations, les rencontres, les festivals comme celui de Nguekokh au Sénégal, sont autant de manifestations et d’activités à l’endroit de la jeunesse. Enfin, le panafricanisme est foisonnant sur les réseaux sociaux même si il faut faire attention à l’illusion d’optique. Il y a encore une grande partie de la jeunesse qui n’a jamais entendu ou qui ne s’intéresse pas du tout au panafricanisme. L’un des défis est surtout de faire entrer le panafricanisme dans les salles d’école et les amphis d’université car c’est à ce niveau que nous pouvons faire un changement qualitatif réel, mais aussi quantitatif.
Africaho: Avant les figures actuelles qui continuent de porter haut le flambeau du panafricanisme, d’autres figures de proue ont été fauchées dans leur élan de rompre avec certaines habitudes. Quelles sont les garanties dont vous disposez à cette date vis-à-vis de l’intégrité physique des leaders panafricains? Est-ce toujours un rêve d’actualité ?
Amzat Boukari-Yabara: Le panafricanisme a connu de nombreux martyrs, dont le dernier, de manière incontestable, est le président burkinabè Thomas Sankara, mais tous les jours, des anonymes consacrent leur énergie et donnent leur vie pour voir se réaliser cette unité africaine. Les garanties se trouvent dans la nécessité de faire évoluer les mentalités, de nous appuyer sur la dynamique démographique qui nous permet de produire de plus en plus de figures et de groupes qui seront en capacité de mener la lutte jusqu’au bout. Le panafricanisme n’est pas un rêve d’actualité mais un défi actuel. Nous avons déjà du panafricanisme à tous les niveaux de la société et dans tous les pays, mais nous n’en avons pas assez. Il faut former plus d’ingénieurs, de médecins, d’agriculteurs, d’infirmières, de journalistes, partout, il faut former plus d’Africains et d’Africaines aux enjeux du panafricanisme.
C’est très important de comprendre que le panafricanisme n’est pas une idéologie qui vise à s’imposer et à dominer sur du vide. Le panafricanisme n’est pas un mot magique qui va faire disparaître la pauvreté, la faim ou la maladie.
Le panafricanisme est une méthodologie dans le sens où il ne s’agit pas seulement de former des panafricanistes, c’est-à-dire des Africains solidaires entre eux, ou de chercher de nouvelles figures de proue derrière lesquelles se masser. Il s’agit de former le plus tôt possible le plus grand nombre de personnes possible au panafricanisme pour que cette vision soit celle qui imprègne inévitablement les futurs dirigeants qui émergeront du lot.
Africaho: Les panafricanistes ont généralement un discours qui tranche avec la courtoisie habituelle avec laquelle, les positions politiques et sociales sont abordées dans les pays africains. Votre posture n’est-elle pas à considérer comme une attitude rebelle ?
Amzat Boukari-Yabara: Il faut faire très attention à ne pas infantiliser le panafricanisme, à ne pas le caricaturer comme étant juste une posture de rebelle et donc une simple mode qui passe avec la jeunesse. C’est d’autant plus important que le panafricanisme a été incarné par des figures tutélaires, respectable et patriarche qui savaient parfaitement défendre les intérêts de l’Afrique sans tomber dans l’excès. Cheikh Anta Diop disait que l’expression de la vérité perd de sa rigueur si elle est injurieuse et je pense que nous pouvons, nous avons même le devoir, d’apprendre à nous faire respecter sans même avoir besoin d’élever la voix. Jamais vous n’entendrez un dirigeant chinois s’emporter face à un adversaire. Il y a aussi un souci de mégalomanie dans la mesure où on donne parfois plus de force au panafricanisme qu’il n’en a réellement et c’est pour cela que la propagande veut présenter le panafricanisme comme un sentiment anti-français mais ça n’a aucun sens.
Il ne faut pas non plus imputer au panafricanisme une forme de violence verbale qui est en réalité propre à la politique de manière générale. Les insultes et les injures sont présentes dans l’arène politique et médiatique mais on a l’impression que quand elles sont proférées par des panafricanistes, elles deviennent plus graves.
Cela peut être le cas si des personnes se disant panafricanistes sont pris en train de tenir des propos anti-africains ou qui visent à dresser des Africains contre des Africains pour des intérêts flous. Sur ce point, nous avons aussi des facteurs transgénérationnels comme le fait que nos sociétés sont supposées avoir un certain respect pour les doyens mais il y a des vérités qui doivent être dites surtout quand dans bien des cas, l’un des problèmes récurrents est le maintien au pouvoir.
Pour ma part, j’ai un peu plus de quarante ans donc lorsque je parle à des jeunes qui ont une vingtaine d’années, qui s’opposent à des dirigeants qui ont soixante ou quatre-vingts ans, je suis au milieu de chocs générationnels réels.
Notre discours secoue quelque chose d’explosif car la jeunesse n’en peut plus et veut prendre son destin en main. Elle a raison et elle est pressée. Or, dans plusieurs pays, les lois électorales font qu’il est impossible d’être candidat à des fonctions locales ou nationales quand on a moins de trente ou trente-cinq ans et plus de soixante-dix ans. Il faut donc que les panafricanistes qui sont dans les tranches concernées ne se contentent pas de mobiliser la jeunesse mais prennent aussi leurs responsabilités, soit en affrontant dans l’arène politique, intellectuelle ou économique ceux de leur génération qui ont choisi de servir le système en place, et en étant donc porteur d’une alternance, soit en construisant carrément une véritable alternative. Enfin, le discours doit évoluer et doit rester cohérent, ferme et assuré. Nous devons prendre conscience que nous avons les cartes en mains.
Africaho: Le Mali, le Burkina-Faso, et surtout le Sénégal – pour rester dans la zone Afrique francophone – vivent une sorte d’instabilité politique. En tant que leader panafricaniste, quelle est votre position sur la situation d’abord au Mali et au Burkina ?
Amzat Boukari-Yabara: L’instabilité politique est le résultat de crises politiques, économiques, sociales et sécuritaires profondes, liées au fait que nos Etats sont des néo colonies difficilement viables et cette critique fondée n’est pas nouvelle. Cette instabilité est aussi le résultat d’ingérences impérialistes qui ne permettent pas aux peuples du Mali et du Burkina Faso de prendre pleinement leur destin en mains, y compris dans le libre choix de leurs dirigeants et dans l’offre politique que ces dirigeants pourraient assumer. Les peuples ont fait partir Ibrahim Boubacar Keita et Blaise Compaoré, et l’armée est au pouvoir aujourd’hui dans les deux pays avec Assimi Goïta et Ibrahim Traoré. Il faut rappeler que le Mali et le Burkina Faso sont deux pays qui ont connu des expériences panafricanistes, avec Modibo Keita à l’indépendance pour le Mali et avec Thomas Sankara dont la révolution de 1983 à 1987 donne une idée de ce que nous appelons la seconde indépendance.
Aujourd’hui, ces deux pays cherchent une troisième indépendance, vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale, la France, dont le soutien s’est rapidement apparenté à celui d’un pompier pyromane, et dont la principale stratégie aujourd’hui est d’accuser ces pays d’être devenus les dépendances de la Russie. Les deux pays font face à une insécurité réelle, ainsi qu’à une guerre de propagande, y compris de la part de la CEDEAO par rapport à laquelle la France n’a même pas pris la peine de dissimuler son ingérence. Le Mali et le Burkina Faso connaissent une transition gérée par des militaires assistés de civils. Des militaires jeunes, qui semblent avoir une certaine ambition patriotique. Des jeunes qui sont sans doute, plus imprégnés du panafricanisme que les anciens présidents déchus, qui étaient souvent plus connectés à l’Elysée qu’à leur propre population.
Sans même parler de panafricanisme, le bon sens veut que nous soutenions les peuples du Mali et du Burkina Faso car ils ont la force pour s’en sortir et ils peuvent montrer l’exemple au reste de l’Afrique de l’Ouest.
N’oublions jamais, et cela vaut pour tout le continent, que ce sont des peuples qui ont existé avant l’existence des Etats actuels et qui ont donc un patrimoine politique, social, culturel, historique, linguistique et métaphysique à restaurer et à exploiter avec intelligence pour réaliser leur renaissance.
Africaho: Venons-en au Sénégal qui a récemment été le théâtre de violences entre manifestants et forces de sécurité depuis la condamnation du leader du Pastef, Ousmane Sonko. Quelle est la panacée du mouvement panafricaniste face à cette situation ?
Amzat Boukari-Yabara: Le Sénégal est un pays important pour la France qui en a souvent fait sa vitrine démocratique en Afrique, même si Senghor a gouverné à la manière d’un monarque, allant jusqu’à imposer son dauphin Abdou Diouf, dont la défaite en 2000 face à Abdoulaye Wade marque la première alternance au pouvoir. La victoire de Macky Sall contre Wade en 2012 était vue comme le résultat d’une mobilisation populaire à laquelle l’actuel président sénégalais avait lui-même participé. A moins d’un an de la fin de son second mandat, Macky Sall est à la tête d’un pays qui subit les effets économiques et sociaux de sa gouvernance néolibérale qui ne laisse que peu d’opportunités à la jeunesse et qui ouvre les marchés aux monopoles étrangers.
Cela est d’autant plus problématique que le Sénégal s’apprête à devenir un pays gazier et pétrolier et que les convoitises sont énormes. Corruption, clientélisme, impunité économique, le Sénégal de Macky Sall y est.
Comme d’autres dirigeants ouest-africains, Macky Sall est aussi tenté par un troisième mandat et il a éliminé l’opposition en instrumentalisant directement ou indirectement les pouvoirs judiciaire, législatif, médiatique et policier. Toutefois, le résultat des dernières élections municipales et législatives montre qu’une alternance est bien possible en 2024 et qu’Ousmane Sonko est celui qui pourrait le mieux l’incarner aux yeux de la jeunesse.
Sans entrer dans les détails, la position minimale des panafricanistes n’est pas différente de celle d’une large partie de la population qui n’est pas forcément acquise au panafricanisme pour autant.
Il s’agit d’appeler Macky Sall à confirmer qu’il ne sera pas candidat en février 2024, à libérer les prisonniers politiques immédiatement, à faire en sorte qu’aucun candidat potentiel ne soit éliminé sur la base d’instrumentalisation de la justice ou d’interprétation opportuniste de la loi électorale ou de la constitution. Enfin, la répression doit cesser et les responsables doivent être identifiés pour rendre des comptes.
Africaho: Dr Amzat Boukari-Yabara, au regard de ces “dysfonctionnements” dont vous venez ainsi de peindre le tableau, on se demande comment présager l’avenir du panafricanisme et surtout de son influence sur la politique africaine ?
Amzat Boukari-Yabara: Le panafricanisme a une longue histoire qui continue de s’écrire. Son influence sur la politique africaine est réelle puisque presque toutes les grandes figures qui ont positivement impacté l’histoire de l’Afrique sont dans l’histoire du panafricanisme. La postérité principale réside dans l’histoire du panafricanisme et c’est pour cela que nous voyons de plus en plus de dirigeants contestés essayer d’entrer par effraction dans cette histoire. Maintenant, certains dirigeants font des choses intéressantes sans se revendiquer forcément du panafricanisme. Il ne faut pas tout voir ou tout lire sous l’angle du panafricanisme dans la mesure où nos Etats peuvent avoir naturellement des relations bilatérales sur le plan économique, culturel ou politique, sans que cela ne soit nécessairement une concrétisation du panafricanisme mais juste des relations classiques. Un regain de panafricanisme transparait dans les discours de certaines classes politiques africaines, ou encore dans la naissance de regroupements de pays ou de mouvements africains. Une partie de la jeunesse est abonnée à de nombreux activistes ou influenceurs qui diffusent avec plus ou moins de rigueur des informations sur le panafricanisme qui est un peu devenu un marché.
C’est d’ailleurs un problème car beaucoup confondent le panafricanisme avec l’afrolibéralisme dont l’une des réalisations est la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) qui travestit le projet de Nkrumah. Certains dirigeants tentent également de récupérer la couverture du panafricanisme dans le but de passer entre les gouttes de la critique populaire ou du tribunal des réseaux sociaux. Ce concept est ainsi devenu un parapluie qui sert à couvrir des choses très différentes. Organisations, partis politiques, militants et activistes produisent des déclarations, des mémorandums, des communiqués ou des actions pour tenter d’influencer une politique africaine qui peine à rompre définitivement avec le pacte colonial.
Africaho: Au Bénin, pays dont vous etes d’ailleurs originaire, la gouvernance politique menée par Patrice Talon depuis 2016 au Bénin, n’est pas du goût du leader panafricain Kemi Seba qui est lui-même d’origine béninoise. Quelle est votre position sur la gouvernance Talon ?
Amzat Boukari-Yabara: Rares sont dans le monde d’aujourd’hui les présidents qui font l’unanimité ou le consensus, et le Bénin a une longue histoire politique qui n’a pas fini de nous surprendre. En revanche, en tant qu’historien et personnalité panafricaniste, je pense qu’on ne peut absolument pas être surpris par la gouvernance du président Patrice Talon. Il est présent dans le paysage économique national bien longtemps avant son accession au Palais de la Marina en 2016. Je veux dire que sa gouvernance politique suit logiquement le chemin de la gouvernance économique qui lui a permis de devenir l’une des plus grandes fortunes africaines. Les conséquences sociales de sa gouvernance économique étaient prévisibles, de la même manière que la distance entre le pouvoir et le peuple s’est politiquement matérialisée dans les violences postélectorales de 2019.
Ensuite, même si les réseaux sociaux ont voulu en faire un panafricain à la suite de certaines déclarations sur le vaudou ou sur le franc CFA, Patrice Talon ne s’est pas présenté devant les Béninois pour mener une politique panafricaniste. Son projet est celui d’une relance néolibérale de l’économie avec une course aux emprunts et un appel aux investisseurs, à partir d’un modèle assumé qui est celui du Rwanda de Paul Kagamé. Ce modèle nécessite logiquement une gouvernance autoritaire qui réduit fortement l’espace démocratique en utilisant les failles de l’opposition, en imposant une réforme du système partisan ou en gouvernant par décret pour aller plus vite et délégitimer les élus locaux, sans oublier la question des exilés ou des prisonniers politiques.
Maintenant, certains trouvent que le pays se transforme et avance, tandis que d’autres s’interrogent sur le coût d’une telle politique. Je vois plutôt un ensemble de contradictions. Par exemple, l’érection de monuments louant des figures de la résistance nationale à la colonisation française est une preuve de rappel que le Bénin a toujours été méfiant et ambigu envers le colon français, mais cette politique accompagnée du retour du trésor royal de Béhanzin, survient au moment où notre pays rentre dans le redéploiement du dispositif militaire français dans la sous-région. La visite du président Emmanuel Macron en juillet 2022 montre que, après la rupture avec le Mali et le Burkina Faso, le Bénin gagne des places dans le classement peu enviable de la Françafrique sur laquelle j’ai aussi produit un gros travail. Dans une moindre mesure, la relation avec le Nigéria de Mohammadu Buhari et maintenant de Bola Tinubu est aussi un point que nous devons suivre de près en tant que panafricaniste.
Enfin, je m’interroge aussi sur la manière dont la création de la CRIET a introduit dans les esprits le narratif de la lutte contre le « terrorisme » qui est à la fois une impasse et en même temps une occasion pour intimider les oppositions et les forces syndicales en les bridant au nom de la stabilité et de la sécurité, des thèmes qui se sont imposés comme des priorités un peu partout dans le monde, toujours au détriment des peuples et des libertés individuelles et collectives.
Africaho: Quelles sont les perspectives du panafricanisme sur le continent d’ici l’horizon 2033 ?
Amzat Boukari-Yabara: D’ici 2033, il y aura des avancées et des reculs, sans aucun doute. Une grande partie de la force du panafricanisme devrai s’évaluer au regard de l’évolution de pays locomotives comme le Nigéria, l’Afrique du Sud ou l’Ethiopie, ou de pays moteurs comme le Kenya, le Ghana ou la Tanzanie, et enfin de pays stratégiques comme la République démocratique du Congo, le Mali ou le Soudan. D’ici dix ans, l’Union Africaine serait à refonder, avec un plan plus ambitieux visant à décentraliser l’institution pour la rendre plus proche et au service des peuples, seul moyen de routiniser le panafricanisme. Dans tout cela, nous aurons sans doute un plus grand nombre de forces panafricaines organisées sur le continent avec un plan qualitatif, ainsi que de nouveaux regroupements géopolitiques liés aux pressions externes mais aussi aux réactions et rapprochements internes. Il n’est pas impossible que certains pays soient avancés ou installés dans des processus d’union qui serviraient de base à de nouvelles fédérations. Je pense aussi que le panafricanisme doit, dans la décennie qui vient, se positionner clairement sur les questions d’écologie, d’alimentation et d’industrialisation car ce sont de véritables urgences sur lesquelles nous sommes trop spectateurs alors que nous avons souvent les bonnes réponses.
Réalisation: Paul DANONGBE